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29 janvier 2013 2 29 /01 /janvier /2013 09:26

Le Romantisme

 

René, de Chateaubriand

 

Extrait 1.

 

J’ai coûté la vie à ma mère en venant au monde ; j’ai été tiré de son sein avec le fer. J’avais un frère que mon père bénit, parce qu’il voyait en lui son fils aîné. Pour moi, abandonné de bonne heure à des mains étrangères, je fus élevé loin du toit paternel. Ma mémoire était heureuse, je fis de rapides progrès ; mais je portais le désordre parmi mes compagnons. Mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal ; tour-à-tour bruyant et joyeux, silencieux et triste ; tantôt rassemblant autour de moi mes jeunes amis, puis les abandonnant tout-à-coup pour aller me livrer à des jeux solitaires.

 

Chaque automne, je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d’un lac, dans une province reculée.

 

Timide et contraint, devant mon père, je ne trouvais l’aise et le contentement qu’ auprès de ma sœur Amélie. Une douce conformité d’humeur et de goûts m’unissait étroitement à cette sœur ; elle était un peu plus âgée que moi. Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles ; promenades dont le souvenir remplit encore mon âme de

délices : ô, illusions de l’enfance et de la patrie, ne perdez-vous jamais vos douceurs !

 

Tantôt nous marchions tout pensifs, prêtant l’oreille au silence de l’automne, ou au bruit des

feuilles séchées, que nous traînions tristement sous nos pas ; tantôt nous murmurions quelques vers

où nous cherchions à peindre la nature. Jeune, je cultivais les muses ; il n’y a rien de plus poétique,

dans la fraîcheur de ses passions, qu’un cœur de seize années : le matin de la vie est comme le

matin du jour, plein de pureté, d’images et d’harmonies.

 

 

Extrait 2.

 

On m’accuse d’avoir des goûts inconstants et rapides, de ne pouvoir jouir long-temps de la même chimère, d’être la proie d’une imagination avide, qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur courte durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu, dont le vague instinct me poursuit. Est-ce ma faute, si je trouve par-tout les bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens que j’aime la monotonie des sentiments de la vie ; et si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude.

 

La solitude absolue, le spectacle inspirant de la nature, me plongèrent bientôt dans un état

presqu’ impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point

encore aimé, mais cherchant à aimer, j’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je

rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente ;

quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais

dans la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs cet idéal objet

d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents, je le saisissais dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l’univers.

 

Toutefois cet état de calme et de trouble, d’indigence et de richesse, n’était pas sans quelques charmes. J’aimais les rêveries dans lesquelles il me plongeait, même en usant les ressorts de ma vie.

 

Extrait 3.

 

 

Cependant, plein d’ardeur, je m’élançai seul sur cet orageux océan du monde, dont je ne

connaissais ni les ports, ni les écueils. Je visitai d’abord les peuples qui ne sont plus ; je m’en allai,

m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce ; pays de forte et d’ingénieuse mémoire, où les

palais des rois sont ensevelis dans la poudre, et leurs mausolées cachés sous les ronces. O force de

la nature, et faiblesse de l’homme ! un brin d’herbe perce souvent le marbre le plus dur de ces

tombeaux, que tous ces morts, si puissants, ne soulèveront jamais ! quelquefois une haute colonne se montrait seule debout dans un désert, comme une grande pensée s’élève, par intervalles, dans une

âme que le temps et le malheur ont dévastée.

 

 

Extrait 4.

 

Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.

 

La nuit, quand l’aquilon venait à ébranler ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit ; qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues ; il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes. Ah ! si j’avais pu faire partager à un autre les transports que j’éprouvais ! ô Dieu ! si tu m’avais donné une femme selon mes désirs ; si, comme à notre premier père, tu m’eusses amené par la main une Eve tirée de moi-même.... Beauté céleste, je me serais prosterné devant toi, puis te prenant dans mes bras, j’aurais prié l’ Éternel de te donner les restes de ma vie !

 

Hélas ! j’étais seul, seul sur la terre ! Une langueur secrète s’emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j’avais ressenti dès ma plus tendre jeunesse, revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d’aliment à ma pensée, et je ne m’apercevais de mon existence, que par un profond sentiment de mal-aise et d’ennui.

 

Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n’était nulle part, et qui était partout, je résolus de quitter la vie.

 

 

Corinne ou l'Italie, de Madame de Staël

 

Extrait 2. Livre II, chapitre 1er

 

Oswald se réveilla dans Rome. Un soleil éclatant, un soleil d'Italie frappa ses premiers regards, et son âme fut pénétrée d'un sentiment d'amour et de reconnaissance pour le ciel qui semblait se manifester par ces beaux rayons. Il entendit résonner les cloches des nombreuses églises de la ville ; des coups de canon, de distance en distance, annonçaient quelque grande solennité : il demanda quelle en était la cause ; on lui répondit qu'on devait couronner le matin même, au Capitole, la femme la plus célèbre de l'Italie, Corinne, poète, écrivain, improvisatrice, et l'une des plus belles personnes de Rome. Il fit quelques questions sur cette cérémonie consacrée par les noms de Pétrarque et du Tasse, et toutes les réponses qu'il reçut excitèrent vivement sa curiosité.

[…]

Personne ne savait où elle avait vécu, ni ce qu'elle avait été avant cette époque ; elle avait maintenant à peu près vingt-six ans. Ce mystère et cette publicité tout à la fois, cette femme dont tout le monde parlait, et dont on ne connaissait pas le véritable nom, parurent à lord Nelvil l'une des merveilles du singulier pays qu'il venait voir. Il aurait jugé très sévèrement une telle femme en Angleterre, mais il n'appliquait à l'Italie aucune des convenances sociales ; et le couronnement de Corinne lui inspirait d'avance l'intérêt que ferait naître une aventure de l'Arioste.

 

Une musique très belle et très éclatante précéda l'arrivée de la marche triomphale. Un événement, quel qu'il soit, annoncé par la musique, cause toujours de l'émotion. Un grand nombre de seigneurs romains et quelques étrangers précédaient le char qui conduisait Corinne. C'est le cortège de ses admirateurs, dit un Romain.

- Oui, répondit l'autre, elle reçoit l'encens de tout le monde, mais elle n'accorde à personne une préférence décidée ; elle est riche, indépendante ; l'on croit même, et certainement elle en a bien l'air, que c'est une femme d'une illustre naissance, qui ne veut pas être connue.

- Quoi qu'il en soit, reprit un troisième, c'est une divinité entourée de nuages. Oswald regarda l'homme qui parlait ainsi, et tout désignait en lui le rang le plus obscur de la société ; mais, dans le midi, l'on se sert si naturellement des expressions les plus poétiques, qu'on dirait qu'elles se puisent dans l'air et sont inspirées par le soleil.

Enfin les quatre chevaux blancs qui traînaient le char de Corinne se firent place au milieu de la foule.Corinne était assise sur ce char construit à l'antique, et de jeunes filles, vêtues de blanc, marchaient à côté d'elle. Partout où elle passait l'on jetait en abondance des parfums dans les airs ; chacun se mettait aux fenêtres pour la voir, et ces fenêtres étaient parées en dehors par des pots de fleurs et des tapis d'écarlate ; tout le monde criait : Vive Corinne ! vive le génie ! vive la beauté ! L'émotion était générale ; mais lord Nelvil ne la partageait point encore ; et bien qu'il se fût déjà dit qu'il fallait mettre à part, pour juger tout cela, la réserve de l'Angleterre et les plaisanteries françaises, il ne se livrait point à cette fête, lorsqu'enfin il aperçut Corinne.

Elle était vêtue comme la Sybille du Dominiquin, un schall des Indes tourné autour de sa tête, et ses cheveux du plus beau noir entremêlés avec ce schall ; sa robe était blanche ; une draperie bleue se rattachait au-dessous de son sein, et son costume était très pittoresque, sans s'écarter cependant assez des usages reçus, pour que l'on pût y trouver de l'affectation. Son attitude sur le char était noble et modeste : on apercevait bien qu'elle était contente d'être admirée ; mais un sentiment de timidité se mêlait à sa joie et semblait demander grâce pour son triomphe ; l'expression de sa physionomie, de ses yeux, de son sourire, intéressait pour elle, et le premier regard fit de lord Nelvil son ami, avant même qu'une impression plus vive le subjuguât. Ses bras étaient d'une éclatante beauté ; sa taille grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisait énergiquement la jeunesse et le bonheur ; son regard avait quelque chose d'inspiré. L'on voyait dans sa manière de saluer et de remercier, pour les applaudissements qu'elle recevait, une sorte de naturel qui relevait l'éclat de la situation extraordinaire dans laquelle elle se trouvait ; elle donnait à la fois l'idée d'une prêtresse d'Apollon, qui s'avançait vers le temple du Soleil, et d'une femme parfaitement simple dans les rapports habituels de la vie ; enfin tous ses mouvements avaient un charme qui excitait l'intérêt et la curiosité, l'étonnement et l'affection.

 

L'admiration du peuple pour elle allait toujours en croissant, plus elle approchait du Capitole, de ce lieu si fécond en souvenirs. Ce beau ciel, ces Romains si enthousiastes, et par-dessus tout Corinne, électrisaient l'imagination d' Oswald : il avait vu souvent dans son pays des hommes d'état portés en triomphe par le peuple ; mais c'était pour la première fois qu'il était témoin des honneurs rendus à une femme, à une femme illustrée seulement par les dons du génie : son char de victoire ne coûtait de larmes à personne ; et nul regret, comme nulle crainte, n'empêchait d'admirer les plus beaux dons de la nature, l'imagination, le sentiment et la pensée.

[...]

La musique se fit entendre avec un nouvel éclat au moment de l'arrivée de Corinne, le canon retentit, et la Sybille triomphante entra dans le palais préparé pour la recevoir.

Au fond de la salle où elle fut reçue, était placé le sénateur qui devait la couronner et les conservateurs du sénat : d'un côté tous les cardinaux et les femmes les plus distinguées du pays, de l'autre les hommes de lettres de l'académie de Rome ; à l'extrémité opposée, la salle était occupée par une partie de la foule immense qui avait suivi Corinne. La chaise destinée pour elle était sur un gradin inférieur à celui du sénateur. Corinne, avant de s'y placer, devait, selon l'usage, en présence de cette auguste assemblée, mettre un genou en terre sur le premier degré. Elle le fit avec tant de noblesse et de modestie, de douceur et de dignité, que lord Nelvil sentit en ce moment ses yeux mouillés de larmes

 

 

 

Lorenzaccio, de Musset

LORENZO — Suis-je un Satan ? lumière du Ciel ! je m’en souviens encore ; j’aurais pleuré avec la première fille que j’ai séduite, si elle ne s’était mise à rire. Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la fable. je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. j’avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; ô Philippe ! j’entrai alors dans la vie, et je vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. j’ai vu les hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc que je travaille ? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, et me demandais : Quand j’aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il ? j’ai vu les républicains dans leurs cabinets ; je suis entré dans les boutiques, j’ai écouté et j’ai guetté, j’ai recueilli les discours des gens du peuple ; j’ai vu l’effet que produisait sur eux la tyrannie ; j’ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée ; j’ai avalé entre deux baisers les armes les plus vertueuses ; j’attendais toujours que l’humanité me laissât voir sur sa face quelque chose d’honnête. j’observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces.

PHILIPPE — Si tu n’as vu que le mal, je te plains, mais je ne puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le bien ; comme l’ombre existe, mais non sans la lumière.

LORENZO — Tu ne veux voir en moi qu’un mépriseur d’hommes, c’est me faire injure, je sais parfaitement qu’il y en a de bons. Mais à quoi servent-ils ? que font-ils ? comment agissent-ils ? Qu’importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? il y a de certains côtés par où tout devient bon : un chien est un ami fidèle ; on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu’il se roule sur ses cadavres, et que la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne d’une lieue. Tout ce que j’ai à voir, moi, c’est que je suis perdu, et que les hommes n’en profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront.

PHILIPPE — Pauvre enfant, tu me navres le cœur ! Mais si tu es honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. Cela réjouit mon vieux cœur, Lorenzo, de penser que tu es honnête ; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d’un métal aussi pur que les statues de bronze d’Harmodius et d’Aristogiton. 

LORENZO — Philippe, Philippe, j’ai été honnête. La main qui a soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber ; elle reste immobile jusqu’à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et l’élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l’homme, jusqu’à ce que l’ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.

PHILIPPE — Toutes les maladies se guérissent ; et le vice est aussi une maladie.

LORENZO — Il est trop tard. je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de la gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui m’étonne en lui, c’est qu’il n’y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j’ai à te dire : ne travaille pas pour ta patrie.

PHILIPPE — Si je te croyais, il me semble que le ciel s’obscurcirait pour toujours, et que ma vieillesse serait condamnée à marcher à tâtons. Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut être ; pourquoi ne pourrais-je en prendre une autre qui me mènerait au même point ? Mon intention est d’en appeler au peuple, et d’agir ouvertement. 

LORENZO — Prends garde à toi, Philippe, celui qui te le dit sait pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.

PHILIPPE — Je crois à l’honnêteté des républicains.

LORENZO — Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre ; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d’établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu’ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas t’en mêler ; parle, si tu le veux, mais prends garde à tes paroles ; et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup ; tu as les mains pures, et moi, je n’ai rien à perdre.

PHILIPPE — Fais-le, et tu verras.

LORENZO — Soit, — mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette petite maison cette famille assemblée autour d’une table ? ne dirait-on pas des hommes ? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s’il me prenait envie d’entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, et de poignarder leur fils aîné au milieu d’eux, Il n’y aurait pas un couteau de levé sur moi. 

PHILIPPE — Tu me fais horreur. Comment le cœur peut-il rester grand avec des mains comme les tiennes ?

LORENZO — Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants.

PHILIPPE — Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ?

LORENZO — Pourquoi ? tu le demandes ?

PHILIPPE — Si tu crois que c’est un meurtre inutile à ta patrie, pourquoi le commets-tu ?

LORENZO — Tu me demandes cela en face ? regarde-moi un peu. j’ai été beau, tranquille et vertueux.

PHILIPPE — Quel abîme ! quel abîme tu m’ouvres !

LORENZO — Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette (il frappe sa poitrine), il n’en sorte aucun son ? Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ; j’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient, j’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis et qui il est. Dieu merci, c’est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j’aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique, pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit aussi ce que j’ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête, en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre ; dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.

 

Deuxième Elégiede Victoire Babois

 

En vain toujours errante et toujours inquiète,

Je crois fuir ma douleur en fuyant ma retraite.

Ici pour mes yeux seuls la nature est en deuil,

Et tout semble avec moi gémir sur un cercueil.

Malgré moi-même, hélas ! De ma fille expirante

Je retrouve en tous lieux l'image déchirante;

Je sens encor ses maux, je la revois en pleurs,

Tour à tour résistant, succombant aux douleurs,

S'attacher à mon sein, et d'une main débile

Sur ce sein malheureux se chercher un asile.

Le nom de mère, hélas !qui fit tout mon bonheur,

Ses accents douloureux l'ont gravé dans mon cœur.

Par un dernier effort où survit sa tendresse,

Je la vois surmonter ses tourments, sa faiblesse ;

Ses yeux cherchent mes yeux, sa main cherche ma main ;

Elle m'appelle encore, et tombe sur mon sein...

Dieu puissant, Dieu cruel, tu combles ma misère ;

C'en est fait, elle expire, et je ne suis plus mère !

Ses yeux, ses yeux si doux, sont fermés pour toujours.

Ma fille ! … Non le sort n'a pas tranché tes jours ;

Me séparer de toi n'est pas en sa puissance :

La preuve de ta vie est dans mon existence.

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